L'Isaac Circus
Auteur :
Stéphane Theri
Categories : Romans
Date de parution : 14/06/2019

EXTRAIT
CHAPITRE III
Le dernier message
De nouveau inondé par un vide immense, notre curé se devait, à présent, de vivre seul la dernière réplique des secousses imposées par Achille à sa vie, à sa paroisse et à tous les gens amassés dehors. En effet, en ce matin de grande agitation, un œil plus attentif, et surtout moins inquiet que le sien, aurait distingué, toujours par le petit interstice du grand portail, dans cette foule immense et de plus en plus compacte, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards et des policiers se pressant autour de l’église. Un regard, un peu plus aiguisé encore, aurait vite remarqué leurs visages aux multiples couleurs de peau. En s’attardant davantage, ce même regard aurait souligné la juxtaposition de tenues vestimentaires modestes, luxueuses ou académiques. Dehors, il n’y avait plus de lutte de zonards ou de bourgeois. Il n’y avait plus de classes sociales, de regards envieux, de mépris, ou encore de haine raciale. La route nationale avait cessé d’être la ligne de séparation pour, cette fois, servir de repère à tous ceux qui voulaient rejoindre l’église et se rassembler autour du cercueil de cet enfant pas comme les autres. La paix et l’amour semblaient habiter le cœur et le regard de tous ces hommes, de toutes ces femmes et même le coeur des plus jeunes. Des Chefs d’Etats, des ministres, des économistes de renom, des artistes du show-business, des représentants de l’ONU se mêlaient aux plus modestes et aux plus anonymes. Toutes ces sommités n’étaient peut-être présentes que par volonté de plaire ou de travailler leur image publique. Elles étaient peut-être tout simplement là pour partager la vive émotion qui prenait chacun d’eux au plus profond de ses tripes. Un événement majeur – non, un drame terrible - les rendait tous un peu frères, et conférait à chacun la certitude qu’il fallait se trouver là. Achille était mort, et chacun d’eux voulait une dernière fois saluer celui qui fut, tour à tour, leur ennemi et leur partenaire. Avant sa disparition, Achille s’était fait connaître des foules du monde entier. La nature même de ses actions, tout comme les bouleversements qu’elles avaient occasionnés, justifiaient la présence de journalistes venus du monde entier. L’évènement était majeur. La Terre venait de perdre un citoyen hors norme, et devait pleurer son disparu ! Au-delà de toutes religions, de touts courants politiques, de toutes positions économiques ou sociales, Achille avait réussi l’inimaginable : rassembler les hommes ! Dehors, les camions des régies mobiles des chaînes de télévision avaient commencé à retransmettre les images de la place de l’église. Les micros passaient de bouche en bouche, pour collecter les phrases de circonstance. Les hommes d’état interviewés partageaient un sentiment de tristesse générale, et leurs profonds regrets. Une fois encore, la folie des hommes avait fait perdre à l’humanité un être d’exception !
- Mon Père !
- Oui, qu’est-il arrivé encore ?
Les bras une nouvelle fois levés vers le ciel, notre abbé n’allait pas en croire ses yeux ni ses oreilles. Devant lui, le regard affolé par les circonstances, se tenait l’incontournable et fidèle Béliard. Le vieux gaillard n’avait pas failli aux besoins nés de ce chambardement pour, de toute son énergie, répondre aux exigences de l’abbé. Lorsque, tôt dans la matinée, l’abbé lui avait téléphoné pour lui annoncer le chaos dans lequel il se trouvait, il avait immédiatement répondu présent à son appel. Béliard avait aussitôt sauté sur son vélo et battu, sur cet engin presque aussi vieux que lui, son record personnel de vitesse. Depuis l’aube, il jetait, lui aussi, un œil attentif sur tous ces intrus. Il avait même balancé au conducteur des travaux l’une de ses tirades préférées « Y-a des coups de pompes dans le cul qui se perdent ! ». C’est la présence de l’abbé, et sa grande capacité de persuasion, qui évitèrent au régisseur de recevoir du rustre, et ce à plusieurs reprises, les coups de pompes pas encore perdus, mais pendus au bout des jambes de Béliard.
Ce dernier lui balança donc, avec toujours autant de sensibilité :
- Mon Père ! C’est la petite crapule de Mébarek !
- Béliard, Mébarek est amplement suffisant, surtout dans ces circonstances ! Alors ! Où est-il, et qu’a-t-il fait pour mériter que vous le traitiez encore de la sorte ?
- Pour l’instant rien, Mon Père. Enfin, c’est ce qu’il m’a dit, comme à chaque fois. Mais, attendez la suite des couillonnades. Il n’a pas voulu me dire pourquoi, mais il souhaite commencer la cérémonie. Je préfère vous le dire, je ne suis pas trop d’accord avec çà. Enfin, si par malheur vous l’étiez, et avec votre bonté cela ne m’étonnerait pas, je préfère vous le dire : ça va encore faire grincer des dents toutes ces belles personnes qui attendent dehors.
- Laissez-moi en juger ! Où est-il ?
- Il vous attend devant la porte. Je lui ai dit de ne pas bouger ou bien qu’il aurait affaire à moi. Sacré nom d’une pipe !
- Bon, j’y vais. Vous, filez surveiller notre Saint-François. J’ai peur qu’ils ne le fassent tomber !
- Ils n’ont pas intérêt, ou alors, sacré nom....
- Dépêchez-vous, allez !
Béliard prit aussitôt l’allée qui conduisait à la statue, tandis que l’abbé s’en alla rejoindre Mébarek. Alors qu’il s’approchait de l’allée centrale, un puissant faisceau de lumière éclaira subitement celle-ci. Ce rayon lumineux traversait l’allée tout entière. Sa lumière blanche prenait sa source au-dessus de l’autel et finissait contre le portail. Son intensité était telle qu’il eût été impossible, à quiconque, de voir son extrémité. Au centre de cette lumière blanche se tenait une ombre isolée du reste de l’église. Le mouvement des bras de cette silhouette imparfaite semblait se battre comme pour s’en extraire, ou, tout au moins, s’en protéger. L’abbé, témoin oculaire de cet évènement, et troublé par ses émotions, ne put s’interdire de penser à un être mort essayant de quitter les limbes. Son esprit lui renvoya en flash la silhouette et le visage d’Achille, enfant mort avant d’avoir été baptisé. Comme pour le ramener à la raison, la lumière cessa à l’instant même où l’abbé fit son premier pas dans l’allée. Un grand cri, suivi de son écho, traversa la salle :
- Tony, baisse-moi ça, tu veux. Ce n’est pas un carnaval ni une discothèque !
Habillé comme pour se rendre à une communion, soulagé par l’arrêt du faisceau lumineux Mébarek dégagea ses deux mains de ses yeux, et du même coup, retrouva l’abbé face à lui. Sans que personne ne puisse les entendre, ils échangèrent quelques mots, avant que le jeune garçon sorte de sa poche une enveloppe dont il extirpa un bout de papier qu’il tendit à l’abbé. Celui-ci prit bien soin, en le dépliant, de ne pas le déchirer. En fait, il y avait deux feuilles. Chacune d’elles laissait, à son extrémité gauche, de petits lambeaux réguliers, donnant l’information qu’elles avaient été arrachées d’un cahier à spirale. Deux détails pourtant les distinguaient l’une de l’autre : l’écriture de la première feuille était différente de la deuxième, et des petits carreaux remplaçaient, sur la deuxième feuille, les grands carreaux de la première. L’abbé commença la lecture de la première page et, avant de la tourner pour lire son verso, s’adressa à Mébarek.
- Depuis quand as-tu cette lettre ?
- Depuis environ quinze jours mon père !
Les mimiques de l’abbé dévoilèrent son trouble. Sans rien dire de plus, il reprit sa lecture calmement. Mébarek attendit avec impatience le moment où l’abbé terminerait le tout. Ce fut l’affaire de deux ou trois minutes. L’abbé baissa enfin les bras. Ses yeux assombris renvoyèrent de l’embarras. Il replia les deux feuilles de papier, pour faire en sorte qu’elles retrouvent leurs plis initiaux et tendit le tout au jeune garçon.
- Tiens !
Mébarek, sans un mot, les replaça dans l’enveloppe.
- Alors, Mon Père ! Vous êtes d’accord ?
Le curé lui posa délicatement la main sur la tête avant de lui répondre.
- Je regrette, mais je ne peux pas te ...
Il n’avait pas fini sa phrase, qu’un nouveau rayon de lumière, légèrement moins violent que le précédent, les isola de nouveau tous les deux du reste de l’église. L’abbé leva les yeux au ciel, pressentant qu’il lui fallait sûrement réfléchir encore avant de donner sa réponse. Il fut de nouveau persuadé qu’Achille le regardait et tirait encore, et du ciel, les ficelles de la cérémonie.
- ...bon, laisse-moi réfléchir encore quelques minutes. Ce que tu me demandes est délicat et je dois ...
- Ne me dites pas non, Mon Père ! Ne me dites pas non ! Le rayon s’estompa, comme pour ponctuer la requête de Mébarek. L’événement fut, comme le précédent, marqué d’un nouveau cri auquel, prisonniers de leurs émotions, et lucides sur l’enjeu de la requête du gamin, ils ne prêtèrent pas la moindre attention. Comme un fait exprès, et pour la première fois de la matinée, l’abbé osa enfin ouvrir la porte, et invita d’un geste délicat le gamin à quitter les lieux.
- Ne t’éloigne pas trop Mébarek, je vais y réfléchir et te donner ma réponse ici même. Je reviens tout de suite.
Le gamin retourna sur les marches de l’entrée principale. L’abbé leva une nouvelle fois les yeux vers le ciel. L’humidité les avait très largement envahis. Il ferma la porte derrière le jeune garçon et feignit de ne pas voir la foule plus compacte, plus importante et, surtout, plus proche encore qu’à son dernier coup d’oeil. Il tourna le dos à la porte. Un nouveau rayon de lumière, plus terne,éclaira son visage. Cette fois, l’intensité ne provoqua aucune gêne pour ses yeux.
- C’est bon Tony, on le tient ! Ne touche plus à rien ! gueula le maître temporaire des lieux.
Commentaires























jutiou
25/06/2019